Œil : l’essence sans le faire
Hier soir, je suis allé dans une clinique ophtalmologique me faire examiner l’œil. J’ai bien un décollement de la rétine. Le jeune médecin m’a fait le même discours que les médecins de Genève, la seule solution est d’opérer et le plus vite possible. L’opération consiste à faire un trou dans le blanc de l’œil, enlever le liquide et les débris dans l’œil, mettre un gaz pour repousser la rétine et fixer la rétine au laser, cela sous anesthésie complète. Chance de réussite : quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent. Même si ce diagnostic correspondait bien à ce que je pensais, j’en fus de nouveau un peu secoué, et ce matin je me suis réveillé dans un état de peur. État, pour suivre Éric Baret*, que je laisse se répandre dans le corps et me contente d’observer… même si ce n’est pas facile. Je constate une certaine oppression au niveau des poumons : ce n’est pas nouveau.
Mon œil, cependant, ne va pas plus mal, il se maintient ; je vois, pas très net et pas très clair, mais je vois ; les formes un peu plus petites, les couleurs pas très vives, et je peux lire les gros caractères. Qu’est-ce qui me fait peur ? De m’être trompé en ne me faisant pas opérer, de perdre la vue avec cet œil, ou qu’elle ne revienne pas mieux qu’elle est maintenant, c’est-à-dire que la rétine ne se recolle pas. Mais je peux vivre comme ça, je le fais bien depuis six ou sept semaines, ce n’est pas si terrible ; cela m’oblige à ralentir mon rythme : ce n’est pas un mal !
Bien sûr, le vrai problème n’est pas l’œil, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. C’est ma vie, que faire de ma vie, où retrouver la joie, l’enthousiasme ? Je suis maintenant remis de ma grippe, mais toujours dans un état de fatigue, sans entrain, sans énergie ; je travaille un peu le matin, réponds et mets à jour mon mail, et maintenant reprends les Pages*. L’après-midi je dors, et ensuite n’ai plus beaucoup d’énergie pour faire quelque chose. Le soir c’est pareil, j’écoute une cassette d’Éric Baret et lis un peu, mais cela me fatigue vite, surtout les magazines où les caractères sont petits. Mon œil gauche se fatigue vite.
Qu’est-ce qui est important ? Que faire ? J’aimerais reprendre la peinture, même si je ne me sens pas très inspiré ; le tout est de s’y remettre. Les autres choses me semblent bien futiles : rien n’est vraiment essentiel. Si j’observe mon agitation à faire des choses de ces dernières années, à quoi bon ? Le livre m’a surtout apporté misères et frustrations. Le classement de toutes mes notes et documents dans les Abc* ? Taper le Journal, je vais sans doute continuer, car Christine est prête à continuer. Le mail, les listes mail, pour garder des contacts, ma communication avec le monde, les amis, qui m’aident bien dans cette période difficile.
Dans les insights* que j’ai eues récemment, je me rendais compte que cette compulsion pour le faire, cette agitation et ce souci constant (restlessness and worry) ne servent qu’à construire, à renforcer, à entretenir l’ego, la personnalité, ce masque qu’on veut montrer aux autres ; qui n’est pas moi, mon essence, mais un vaste mensonge. Je peux l’observer dans mes mails, ils ne sont jamais tout à fait vrais… maintenant je les laisse reposer, et les relis avant de les envoyer.
Mais si on enlève toutes ces activités compulsives, que reste-t-il ? C’est ce que j’essaie de trouver. Pas grand-chose, me semble-t-il. Car le monde extérieur fait aussi partie de cette activité, l’activité mentale, les impressions des sens, et surtout des yeux ! Il fait partie aussi du vaste mensonge qu’on aime se raconter. Le désenchantement, la dispassion, l’insatisfaction, dukkha*… voilà ce qu’apporte ce monde fébrile. J’ai recommencé à méditer, une heure, une heure et demie le matin, cela me calme, même si je ne touche pas encore les jhanas*. J’ai abandonné toutes les prières, les pratiques formelles, les superstitions, sauf le qi gong.
Trouver la tranquillité, « l’essence », « l’être », ce qui reste quand on enlève le faire ! Mais aussi cette joie et cette beauté intérieures, qui ne dépendent d’aucunes causes extérieures, juste de la présence à l’instant.
* Baret (Éric) (né en 1953) : disciple de Jean Klein, Éric Baret enseigne le shivaïsme tantrique du Cachemire. Il est devenu mon principal maître spirituel depuis notre rencontre en 2002.
* Pages : une des tâches de la voie de l’artiste (The Artist’s Way, de Julia Cameron) qui consiste à écrire trois pages par jour. À l’époque où je faisais cette pratique, mon Journal était devenu les Pages.
* Abc : je classe mes notes, mes idées et mes listes de choses à faire, par sujet, dans des fichiers Abc (Abc Peinture, Abc Santé, Abc Journal, etc.). Il y en a des dizaines, que je mets à jour plus ou moins régulièrement.
* Insight (anglais) : littér. vision intérieure. Terme utilisé dans le bouddhisme pour désigner la méditation de la sagesse (vipassana, insight meditation), par opposition à la méditation du calme (samatha). Ce mot est couramment utilisé en anglais pour nommer une vision intérieure, révélation, compréhension, intuition profonde, prise de conscience… Comme je n’ai pas trouvé de mot français qui me semblât approprié pour exprimer la véritable connotation d’insight, j’ai préféré garder le mot anglais.
* Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’impermanence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.
* Jhana (pali ; sanscrit : dhyana) : absorption méditative. Les jhanas sont des états de profonde méditation produits par la concentration. Les enseignements du Bouddha citent huit jhanas – quatre jhanas de la sphère matérielle subtile et quatre jhanas de la sphère immatérielle. Si Ayya Khema insistait beaucoup sur l’importance de la pratique des jhanas, curieusement, ils sont rarement enseignés dans les milieux bouddhistes occidentaux, et même souvent déconseillés.
1er novembre 2003, Chiang Mai