Actions adroites ou maladroites
À propos de la dernière publication de mon blog, hier, qui décrit une période de désenchantement en 2001, une lectrice anonyme (qui est probablement Marie) me demande si ce que j’ai écrit en 2001 est toujours d’actualité. C’est une question pertinente, dans un sens, à laquelle je répondrais oui ; sinon pourquoi publierais-je ces textes sur mon blog, et pourquoi en ferais-je des recueils ? C’est justement le sujet de ce premier recueil : des regards sur ma vie, qui sont aussi des regards sur la vie. Les souvenirs de mes expériences, plaisantes ou douloureuses, de mes activités, adroites ou maladroites (skillful or unskillful), de mes idées, justes ou fausses, de mes réactions, appropriées ou non, et de mes états d’âme, joyeux ou moroses, sont présents maintenant et donc bien d’actualité. La façon très pertinente dont Ajahn Thanissaro* définit sati (mindfulness en anglais : mémoire plutôt qu’attention, qui serait une très mauvaise traduction) dans son livre Right Mindfulness, Memory and Ardency on the Buddhist Path, montre justement que ce sont les mémoires précises de nos expériences passées qui nous permettent d’agir de façon habile au moment présent. Car la vie est une suite continuelle d’actions (du corps, de la parole et de l’esprit), et c’est la mesure dans laquelle ces actions seront adroites ou maladroites qui va faire que la vie sera heureuse ou malheureuse.
Si on regarde les choses de cette manière, on se rend compte que notre vie est constituée de toutes nos expériences passées, présentes et futures, qu’elles ont toutes leur importance, et qu’aucune d’entre elles ne peut nous être enlevée ; ce qui n’empêche pas, bien au contraire, d’apprendre à les comprendre, les accepter et les gérer de façon adroite. Si ma vie est constituée de toutes mes expériences, la vie est constituée de toutes les expériences de tous les êtres : c’est la mémoire collective de l’humanité. Ma vie est mon expression personnelle de la vie, et sans elle, la vie n’existerait pas complètement.
L’ardeur (ardency), la passion, l’enthousiasme, l’effort juste, est ce qui permet d’agir de façon appropriée et adroite sur la base des mémoires du passé ; cela peut signifier, selon les cas, agir comme dans le passé, lorsque le souvenir suscite la passion ou l’enthousiasme, ou différemment, lorsque le souvenir suscite le désenchantement.
Dans ce contexte, on pourrait se demander où se situerait le wu wei* dans la vision bouddhique. Est-ce que ce serait justement l’action de l’être éveillé, toujours spontanément juste, adroite et passionnée (ardente) : ce que les mahayanistes appellent la Grande activité pour le bien de tous les êtres vivants.
Un des aspects essentiels de la voie, selon Ajahn Thanissaro, et aussi de la méditation – c’est le nom qu’il donne à l’un des facteurs de jhana* (souvent appelé sustained application, vicara, qui signifie aussi pensée discursive) – est l’évaluation, apprendre à évaluer, ce qui est adroit ou maladroit, en observant les résultats de nos actions.
* Thanissaro (Ajahn) : maître américain de la tradition theravada, disciple de la lignée d’Ajahn Lee, il est l’abbé du Wat Metta, en Californie, et vient régulièrement enseigner en France.
* Wu wei (chinois) : littér. ne pas faire, non-action. Le wu wei est une philosophie de vie prônée par les taoïstes, qui consiste à s’abstenir de toute intention d’accomplir quoi que ce soit. Le pratiquant du wu wei se contente de suivre le flux de la vie en répondant spontanément aux besoins et aux demandes qui se présentent.
* Jhana (pali ; sanscrit : dhyana) : absorption méditative. Les jhanas sont des états de profonde méditation produits par la concentration. Les enseignements du Bouddha citent huit jhanas – quatre jhanas de la sphère matérielle subtile et quatre jhanas de la sphère immatérielle. Si Ayya Khema insistait beaucoup sur l’importance de la pratique des jhanas, curieusement, ils sont rarement enseignés dans les milieux bouddhistes occidentaux, et même souvent déconseillés.
19 avril 2018, Chiang Mai