Qui est ce « je » ?
« Je » est une appellation fonctionnelle pour désigner un agglomérat complexe, un ensemble de fonctions physiques et mentales – ou même métaphysiques – qui constituent l’être humain. Les bouddhistes parlent de cinq agrégats* : le corps, la sensation, la perception, les formations mentales et la conscience. Le « je », ou le soi, n’est toutefois pas une entité qui existe d’une façon inhérente, et si on le cherche à l’intérieur ou à l’extérieur des agrégats, on ne parvient pas à le trouver ; d’où les interminables débats sur la vacuité d’existence inhérente du soi. Les difficultés commencent parce que nous avons tendance à nous identifier à cette entité illusoire.
Si, au niveau absolu, ce soi, cette entité, n’existe pas, au niveau relatif, les parties et les fonctions qui constituent l’idée du soi existent bien.
Le corps existe, avec sa tête, ses bras, ses jambes, ses mains, et ses différents organes internes… ainsi que les cellules et les atomes qui les forment. Ces atomes, si on les examine, proviennent peut-être de l’air de nous respirons, de l’eau ou de la nourriture que nous avons absorbées. Ils font partie d’une réalité beaucoup plus vaste que les limites de notre corps physique. D’une certaine manière, notre corps contient – a contenu ou contiendra – tous les atomes de l’univers.
Le « je » est aussi notre histoire, c’est-à-dire toutes les mémoires du passé qui ont conduit à ce moment présent. Et pas seulement notre histoire, mais celle de nos parents et nos ancêtres, et toute la mémoire collective de l’humanité.
Il y a aussi dans le « je » tous les personnages que nous imaginons être et tous les rôles que nous jouons tour à tour dans notre existence, et avec lesquels nous nous identifions ; ainsi que les pensées et les émotions qui nous font agir et réagir dans notre environnement, et participent au vaste processus d’interrelation du monde phénoménal.
Car il faut bien voir que même si la notion de personnalité est une illusion et qu’il n’y a qu’un tout unitaire sans division ni séparation, notre perception – la conscience que nous avons de nous-même et de notre environnement – est bien individuelle. Je vois le monde à partir de mes yeux, de ma conception mentale des choses et de la réalité – pas à partir de la vision du voisin. Je ressens mon corps, ses tensions, ses douleurs ; j’ai mes idées, mon imaginaire, mes souvenirs – pas ceux du voisin.
Donc, quand je dis « je », je me réfère à cet ensemble de données qui me concernent, pas à une sorte de pure conscience universelle libre de toute coloration personnelle. Pourtant, je peux entrevoir cette nature impersonnelle qui se situe au-delà du « je », et pressentir qu’elle constitue l’essence de ce que je suis, la source de ma manifestation sous cette forme humaine. Toutefois, pour continuer à fonctionner sous cette forme, j’ai besoin de cet agglomérat personnel que j’appelle « je ».
* Agrégat (pali : khandha) : khandha signifie agrégat, tas, ensemble. Les cinq agrégats sont, selon les bouddhistes, les cinq grandes catégories – ou ensembles d’éléments – qui constituent l’être humain. Il s’agit de l’agrégat matériel : le corps (rupa), et des quatre agrégats mentaux : la sensation (vedana), la perception (sañña), les formations mentales (sankhara) et la conscience (viññana).
8 mars 2014, Chiang Mai