Les choses telles qu’elles sont
Dans l’immédiat, j’ai renoncé à écrire un livre sur ma vision métaphysique de l’iPad et des appareils mobiles. Le sujet me semble pertinent, mais cela m’obligerait à passer beaucoup de temps à faire des recherches, me documenter et à apprendre en détail leur fonctionnement, ce que je n’ai pas envie de faire en ce moment. Au contraire, j’ai désactivé la plupart des fonctionnalités de mon nouvel iPad, dont je n’ai pour l’instant pas besoin. Je crois que ce que j’aurais à dire sur ces petits appareils et leur impact sur la société serait plutôt négatif… et j’ai déjà trop tendance à me focaliser sur les aspects négatifs de la réalité, la mienne et celle du monde.
Je m’interrogeais hier soir sur ma capacité à accepter les choses telles qu’elles sont. C’est un principe que j’ai l’impression d’avoir tout à fait intégré intellectuellement, et qui revient souvent dans mon Journal, mais dans quelle mesure est-ce que je le pratique dans ma vie quotidienne ? Est-il possible de complètement accepter les choses telles qu’elles sont, sans penser qu’elles pourraient être différentes (ou mieux) et d’imaginer qu’on a le pouvoir de les changer ou les améliorer ? Les accepter sans faire de commentaire ; et ne pas avoir de réaction, mais une complète équanimité ? C’est-à-dire ne plus avoir de peur, d’aversion, de désir, d’attachement… mais seulement de l’amour ? Peut-on, comme le préconise Éric Baret*, observer les choses sans en faire un problème psychologique, mais simplement répondre fonctionnellement aux situations qui se présentent à chaque instant ? Faut-il se préoccuper des choses qui ne nous concernent pas personnellement, ou pas encore ? C’est-à-dire prendre des précautions pour l’avenir ? Ou peut-on vivre au jour le jour, un moment à la fois, sans le placer dans une histoire ? Peut-on cesser de vouloir trouver une explication, ou une cause, aux problèmes et aux difficultés que nous rencontrons ? Ou la sagesse est-elle de reconnaître avec humilité qu’on n’en est pas capable ? Je parle pour moi, bien sûr… mais suis-je le seul à me poser ces questions ?
À la suite de ces réflexions, j’ai sorti le livre d’Ajahn Sumedho*, The Way It Is, et en ai relu quelques chapitres. Il dit, comme Éric Baret, que les choses sont ce qu’elles sont, et qu’il faut le remarquer plutôt que de réagir. Ajahn Buddhadasa* disait que s’il y avait une inscription utile qu’on devrait porter en médaillon autour du cou, ce serait « This is the way it is » (c’est comme ça). En ce moment, les choses (quelles qu’elles soient) ne peuvent pas être différentes de ce qu’elles sont, sinon elles le serait. Il faut l’observer, sans adopter de vue personnelle. Et si on désire qu’elles soient différentes, on souffre ! Ainsi, quelles que soient les circonstances, on s’adapte, sans exigences, on accepte, sans colère ni avidité, mais avec sagesse. C’est la voie des moines de la forêt : s’adapter quoi qu’il arrive ; l’intrépidité (fearlessness) d’une vie sans domicile fixe (homeless) et sans sécurité. Le domicile et la sécurité, deux choses, quand on regarde les problèmes actuels du monde, qui sont bien fragiles et aléatoires, même pour les laïques, et même dans les pays soi-disant riches.
Les choses, plutôt que de les accepter telles qu’elles sont, je voudrais qu’elles soient parfaites et agréables – le paradis – et crains qu’elles deviennent dramatiques et douloureuses – l’enfer –, mais je ne me contente pas non plus de ce qui se situe entre ces deux extrêmes : la médiocrité du quotidien. C’est le problème de cette personne illusoire, qui se sent séparées de ces choses qui sont telles qu’elles sont, sur lesquelles elle n’a aucune juridiction, mais dont elle se sent l’impuissante victime…
Observer ces états d’âme d’un jour morose… ils sont comme ça ! Mais ils sont impermanents, comme le temps : un timide rayon de soleil perce les nuages !
* Baret (Éric) (né en 1953) : disciple de Jean Klein, Éric Baret enseigne le shivaïsme tantrique du Cachemire. Il est devenu mon principal maître spirituel depuis notre rencontre en 2002.
* Sumedho (Ajahn) (né en 1934) : moine américain ordonné en Thaïlande en 1967, il devint l’un des premiers disciples occidentaux d’Ajahn Chah. En 1975, il fut le premier abbé du Wat Pah Nanachat. Par la suite, Ajahn Chah l’envoya en Angleterre pour créer des monastères de cette tradition.
* Buddhadasa (Ajahn) (1906-1993) : ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de la forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, dans les années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
28 février 2016, Chiang Mai